Dans une précédente publication, j’abordais la question de l’apprentissage à notre époquei. Une époque au cœur des transitions technologique, économique et écologique. Une époque où nous sommes également au milieu de crises et d’enjeux qui dépassent de loin les échelles locales (baisse de la biodiversité, réchauffement climatique, recrudescence de la pauvreté, etc.) Une époque où toutes ces transformations et ses enjeux remettent en question les formes d’éducation et d’apprentissage.

Pendant plusieurs siècles, la réussite d’un « individu » reposait sur ses performances propres et la performance qu’il apporte également aux systèmes dans lesquels il est intégré (exemple : l’entreprise dans laquelle il travaille). Par ailleurs, L’Education Nationale a longtemps donné de l’importance à développer les compétences de mémorisation, de calcul et de résolution de problèmes. A celles-ci s’ajoutaient les compétences de la personne à s’intégrer socialement dans des cercles d’influences lui permettant d’accéder à une place dans la société.

Aujourd’hui, les personnes sont confrontées à un savoir trop vaste pour être mémorisé, à des ordinateurs dépassant de loin leur capacité de calcul et à des IA accompagnant la résolution de problèmes. Et même les réseaux d’influences ne sont plus si simples à identifier dans un monde où les réseaux locaux se confondent parfois à des réseaux mondiaux.

Pour dépasser les impossibles et les machines, nous ne devons plus nous contenter de former des personnes « performants » mais de permettre l’émergence de l’intelligence. De leur permettre d’aborder des situations toujours plus complexes avec autonomie, esprit critique, coopération, imagination et créativité. Comment répondre à cette transition ?

Je pose ici une hypothèse : la création des espaces apprenants au sein des organisations (entreprises, associations, villes) répond à cette question de passage de la performance à l’intelligence.

Qu’est ce qu’un espace apprenant ?

Si vous n’avez jamais entendu le terme d’espace apprenant, peut-être avez-vous entendu « entreprise apprenante », « société apprenante », « communauté apprenante », « learning space », etc.
La multiplication des terminologies utilisées selon les contextes pointe la difficulté à construire une définition commune et claire d’un espace apprenant. Par exemple, les entreprises vont décrire cela comme un moyen de s’adapter à des marchés évoluant en permanence. Alors que les personnes vont se centrer sur l’acquisition des connaissances et leur performance individuelle. Les managers vont plutôt s’attacher à décrire l’aspect organisationnel et les ressources d’une telle « organisation » avec une capitalisation des savoirs. Alors comment y voir plus clair ?

D’abord un espace et du temps

Comme l’indique son nom, l’espace apprenant est un espace-temps où la personne apprend et intègre ce qu’elle apprend. Pour les personnes dans cet espace la finalité est bien d’acquérir, transformer, créer et transmettre du savoir au sein de cet espace. Cet espace peut-être numérique, sur un organisme de formation, un tiers lieu, une entreprise, … etc. Cet espace, parce qu’il a des limites physiques est souvent fermé. Mais si tel est le cas, en revanche l’espace-temps de l’apprentissage pour chaque personne est ouvertii.

Prenons un exemple.

Dans une association prodiguant des cours de Français Langue Etrangère, telle que Marhabaniii, lorsque la personne apprenante quitte l’association, l’action du formateur et du lieu de formation est fini. En revanche, la personne peut continuer à apprendre n’importe où, n’importe quand par rapport à ce qu’il lui a été donné d’apprendre sur le site. La personne peut relire ses fiches pédagogiques, refaire les exercices, mettre en pratique le français qu’elle a appris partout dans la rue, etc. Elle peut également continuer à se former en autodidaxie à partir de livres ou de plateformes E-learning.

Il n’est donc pas nécessaire que l’apprentissage et l’information généré reste dans l’espace, la plupart du temps cela dépasse les frontières pour être le substrat d’actions en dehors de ce temps et de ce lieu.

 

… Et la liberté

Ensuite, c’est un espace de liberté et d’expérimentation entre pairs. Pour vous donner une idée de cela j’ai envie de vous partager 2 exemples.

Retournons à Marhaban, l’association proposant des cours de Français. La force de la méthodologie employée réside également dans la proposition d’activités très différentes : aide aux devoirs des enfants, atelier couture, sorties, ou simplement accueil et écoute, etc. Toutes ces activités visent à favoriser l’apprentissage du français et l’insertion. Ce sont des espaces de liberté offrant des occasions de s’exprimer en français en contexte et d’apprendre la langue. C’est une mise en œuvre d’une volonté collective à développer les capacités d’expression des personnes dans une nouvelle langue, à apprendre par l’expérience et à évoluer en prenant appui sur les expériences.

Maintenons quittons Marseille pour aller dans le Pays de Grasse sur le tiers lieu TETRISiv. Comme précédemment il y a une volonté collective d’œuvrer pour la Transition Ecologique de Territoire par la Recherche et l’Innovation Sociale. Si la vision est fixée, et s’il y a bien des activités qui sont proposées pour découvrir et apprendre sur les problématiques de transition écologique, toute personne fréquentant ce lieu est invitée à tester, expérimenter, échanger, construire des prototypes, construire du savoir et transmettre du savoir sur le sujet. A l’image d’un organisme vivant, l’organisation du lieu s’adapte en permanence en fonction des contraintes extérieures et des découvertes intérieures.

 … Et ce n’est pas fini… 

 

Cela n’est pas suffisant ! Pour mettre un brin d’humour, « c’est pas le tout d’avoir des bagages, encore faut-il savoir où les poser » (Coluche), et j’ajouterais les ouvrir et les exploiter. Ces connaissances acquises dans un espace apprenant se doivent d’aboutir à des changements.

Dans un article de 1993, David A. Garvinv a décrit 5 activités par lesquels ces changements apparaissent :

  • l’identification et la résolution de problèmes en groupe en s’appuyant sur les expertises de chacun des membres du groupe et sur des méthodes appartenant à l’Intelligence Collective ;
  • l’expérimentation par le lancement de nouveaux projets, des expériences pilotes, des prototypes, l’utilisation de nouvelles méthodologies. C’est en favorisant des prises de risque et les expérimentations que les pratiques et les idées neuves peuvent émerger ;
  • tirer les leçons des expériences et prendre le temps de dresser un bilan des succès comme des échecs (et surtout des échecs!) ;
  • co-apprendre : prendre en compte les retours clients, partenaires, fournisseurs pour les entreprises, écouter les bénévoles pour les associations, faire des enquêtes de satisfaction d’apprenants pour les organismes de formation, observer ce qui se fait ailleurs sur d’autres territoires, etc ;
  • transmettre les connaissances : mettre à disposition le savoir le plus rapidement possible, un savoir qui deviendra substrat à l’apprentissage des autres et à l’évolution des comportements, de nombreuses stratégies peuvent être utilisé : rapports, mise en place d’un E-learning, mise en place de visites des écoles dans une association, etc.

Un espace apprenant est donc un organisme vivant dont les cellules sont les personnes apprenantes qui le constituent. Les personnes échanges entre elles comme les cellules échanges entre elle par respiration cellulaire. Ainsi, l’espace apprenant est un organisme qui par essence est en perpétuelle évolution et adaptation dans un écosystème. Soumis à des perturbations externes, il compense ces perturbations, engendre et spécifie continuellement sa propre organisation. C’est un processus d’autopoïèse (Francisco Varela) vi

Sur quels fondements repose un espace apprenant ?

 

Et cela nécessite de

Considérer que toutes les personnes ont le potentiel de contribuer tout en développant une qualification personnelle plus importante. Chaque personne est comme une cellule apportant, selon ses moyens, des connaissances, de la créativité, de l’énergie, des connaissances relationnelles, etc.

Développer des compétences collectives d’écoute et de bienveillance pour permettre à chacun de s’exprimer avec confiance et d’être en confiance envers les autres, et notamment, de considérer que l’erreur est permise.

Considérer le savoir comme un atout au développement commun (et non comme un pouvoir privé). Cela demande également une responsabilisation de chacun face au développement commun et d’être en clarté avec ses intentions et celle du collectif.

Un espace apprenant permet un apprentissage continu, à travers l’activité ou le travail, vers une vision partagée et des objectifs de progrès. Si la vision est claire, la méthode pour y parvenir l’est moins, et c’est aussi laisser une part d’incertitudes autant sur les contours que sur l’itinéraire pour l’atteindre. L’espace apprenant vise une cible mouvante demandant l’émergence de nouveaux savoirs et de nouvelles habilités, de les transmettre et de les mettre en œuvre.

Conclusion

Ce bref portrait d’un espace-apprenant montre déjà tout le potentiel pour les personnes et l’apprentissage. Il montre également toute la complexité à faire une cartographie claire de la forme et des rouages qui sont en actions. Il est déjà inimaginable de penser qu’il existe une « recette » de l’espace apprenant.

Pour mieux appréhender tout cela il serait nécessaire de redéfinir, re-décrire, certains termes. Qu’est ce que l’on entend derrière les termes « personnes apprenantes », le besoin de « bienveillance », « d’écoute » ? Et certainement abordé les besoins de prendre soin et de réciprocité dans le collectif apprenant. Qu’est ce que cela nécessite comme compétences individuelles et collectives ?

Les 5 activités décrite par David A. Garvin que j’évoque mériteraient également chacun un article et une réflexion approfondie. Là encore qu’est ce que cela nécessite comme compétences individuelles et collectives ? Qu’est ce que cela demande aussi de comprendre des situations qui se présentent ? Etre prêt à voir les situations et les problèmes plutôt comme systémique plutôt que local.

Enfin, lorsque l’on parle de l’adaptabilité, est ce réellement une transformation permanente ? Pour quelle finalité ? Est ce que cela répond réellement aux enjeux que j’évoque au début de l’article ? Est ce que cela répond aux enjeux des collectifs ?

L’objectif des prochains articles sera donc de tenter de répondre à l’ensemble de ces questions et de continuer l’exploration des espaces apprenants. Exploration d’un vaste territoire aux frontières inconnues.

 

Auteur

Florence Mourer

Remerciements

Merci à Ellvy Bot’HoPhilippe Chemla, Geneviève Fontaire, Frédérique Pépin, Stéphane Pigoury, François Raphaël

Crédits Images 

Pixabay

 

 

Bibliographie 

i https://www.vikaria.fr/apprendre-aujourdhui/

ii René Richterich. Didactique, temps, espace et… lexique. Cahiers de l’ASDIFLE n° 6 « Lexique et didactique du français langue étrangère » Actes des 13e et 14e Rencontres Paris, janvier – septembre 1994 – http://fle.asso.free.fr/asdifle/Cahiers/Asdifle_Cahier6_Richterich.pdf

iii http://association-marhaban.org

iv https://tetrisrecherche.wordpress.com

v Garvin, David A. “Building a learning organization.” Harvard Business Review, Vol.71, Nr.4 (July-Aug. 1993): p.78. https://hbr.org/1993/07/building-a-learning-organization

vi F. G. Varela et F., H. Maturana, et R. Uribe, Autopoiesis: The organization of living systems, its characterization and a modelBioSystems, Vol. 5 (1974), p. 187-196 https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/0303264774900318?via%3Dihub