C’était en 2005, l’année précédent mon BAC, presque en été. Comme quasiment tous mes camarades, j’étais en réflexion sur mon orientation post-bac. Une multitude de possibilités se présentait à moi et, parce que mon entourage véhiculait l’idée que je puisse devenir instituteur, je partis à la rencontre d’un professeur des écoles. L’idée était de mieux connaître la réalité de ce métier. Avec hardiesse, je me présentai donc aux portes d’une école primaire, j’interpellai un instituteur surveillant sa classe en récréation, lui expliqua ma demande et me laissa entrer en me précisant que bientôt il reprendra la classe et qu’il m’autorisait à rester jusqu’à la fin de la journée.

Durant notre échange dans cette cours de récréation en effervescence, un évènement me marqua particulièrement : un groupe d’enfants jouait avec ballon et ce dernier se retrouva coincé dans les branches d’un platane. Premier réflexe, deux d’entre eux sont venus interpellés leur professeur. Celui-ci répondit : « Je comprends votre frustration mais je pense que vous pouvez trouver une solution ». Ils retournèrent vers les autres enfants non sans exprimer une certaine colère. Et j’entendis : « Et maintenant regarde ce qu’il se passe, ils sont pleins de ressources ».

Concertation, décision, action, un enfant alla chercher un balai, un autre une chaise, un troisième monta sur la chaise, pris le balai, fit bouger le ballon jusqu’à sa chute, un quatrième récupérera le ballon. Ils avaient sans doute plus appris en quelques minutes qu’en une journée de classe : gestion de leurs émotions, cohésion, échanges d’idées, combinaison d’actions, etc.

Comme ses enfants, n’avez-vous jamais éprouvé une certaine tension à porter un fort désir de réalisation d’une activité et de constater que, malgré vos efforts, la réalité ou un évènement s’oppose à votre réalisation ? Sachez qu’à ce moment là vous êtes dans le meilleur espace pour être créatif et apprendre. C’est un espace de tension créatrice.

Cette tension créatrice pourrait se dessiner comme un élastique dont chacune des extrémités est maintenue par deux forces d’attraction[1] :

  • La vision personnelle de ce que nous souhaitons réaliser, de ce qui nous anime au plus profond de nous-mêmes et du désir de voir notre monde changer ;
  • La réalité telle qu’elle est.

Plus le décalage entre la vision personnelle et la réalité est forte et plus la tension de l’élastique est forte. Nous ressentons alors une forme de souffrance ou de déséquilibre interne qui nous pousse à trouver des stratégies et des solutions pour réduire la tension de l’élastique en réduisant l’écart entre la vision personnelle et la réalité.

La vision personnelle

La vision personnelle définit ce que l’on souhaite vivre et anime nos actions, nos mouvements. C’est comme une destination claire, un but ultime et intime, qui provoque un véritable élan de contribution et de sollicitude (parce que réaliser ce projet va de soi). C’est une force d’attraction positive.

La dimension personnelle de cette vision est pleine. Reprenons l’exemple du groupe d’enfant, si le groupe possède une vision partagée du jeu de ballon, pour autant la raison fondamentale qui anime chaque enfant à partager ce jeu peut être différente. Un des enfants  joue parce qu’il souhaite entretenir des relations plaisantes avec ses camarades, un autre sera dans un esprit de compétition et de mesure à ses camarades, tandis qu’encore un autre peut jouer pour simplement se détendre.  

En deuxième lieu, une vision personnelle repose sur des valeurs. En psychologie les valeurs sont considérées comme des motivations trans-situationnelles, organisées hiérarchiquement, qui guident la vie[2]. Elles se transforment peu à l’âge adulte et c’est pourquoi les psychologues[3] considèrent que se sont des caractéristiques relativement stables d’une personne. La connaissance de cette vision personnelle aiguise notre attention et oriente nos actions. Elle devient alors moteur des réflexions, des décisions et des actions.

Une vision personnelle du monde et des changements que l’on souhaite y apporter est un moteur pour les apprentissages et de l’engagement d’une personne dans son travail. Pour vous donner un exemple, j’ai toujours eu à cœur de réduire la souffrance des personnes qui m’entourent. Dans ce monde en crise (écologique, économique et sociale), la souffrance se rencontre presque partout et j’ai la conviction que le savoir est la clef d’une puissance d’agir retrouvée des personnes et du mieux vivre ensemble. Il n’y a plus qu’un seul pas vers un métier comme le mien : l’ingénierie des formations et l’accompagnement des personnes en difficulté dans leurs apprentissages.

Il n’est pas aisé de déterminer sa vision personnelle du monde, et nombreuses sont mes rencontres de personnes en difficultés dans leurs vies et en difficulté pour agir parce qu’elles ne connaissent pas ce qui les anime. Ces mêmes personnes se retrouveront en échec scolaire, dans une impasse professionnelle ou plus simplement dans une insatisfaction permanente. Pourtant nombreux sont les outils permettant aux personnes de prendre conscience de leur potentiel et reprennent le pouvoir sur leur évolution, leur capacité à apprendre et à se transformer.

L’analyse de la réalité

Une vision personnelle n’est qu’un rêve d’idéal lorsqu’elle ne s’encre pas dans la réalité. Pour résumer ainsi ma pensée, un proverbe amérindien dit en 3 mots toute l’idée : « Marcher ses paroles »[4].  Cela consiste à faire ce que l’on dit, harmoniser ses idées et ses actes, se présenter dans sa vérité et prendre l’entière responsabilité de sa vie, vis-à-vis de soi-même et d’autres.

Pour cela nous avons besoin d’une analyse fine de la réalité : notre réalité interne et la réalité externe (l’environnement). Nous avons besoin de lucidité quand à ce que l’on souhaite devenir ou réaliser, nos compétences et nos potentialités, nos limites, et l’environnement dans lequel nous évoluons. Des illusions sur le monde tel qu’il est et sur nous même peuvent nous amener à ne pas voir que l’on se trompe de route ou que la réalité nous échappe.

Il n’est jamais très agréable de regarder la réalité en face, cela peut même être effrayant. C’est pourquoi nous pouvons développer toute sorte de stratégie pour éviter cette angoisse : revoir nos ambitions à la baisse, éviter d’affronter un problème et rester engluer dedans ou encore se penser impuissant ou illégitime et baisser les bras.

Une autre stratégie est au contraire d’affronter coûte que coûte l’angoisse et aller au combat pour réaliser ses rêves jusqu’à… épuisement de soi et de son entourage.

Et pourtant, une connaissance de notre vision personnelle associée à une observation lucide de la réalité permet de lever d’être créatif et de lever bien des freins.

Il est a noté que tension créatrice donne à l’échec une signification tout autre. L’erreur ou l’échec n’est plus une « faute morale » que l’on sanctionne, mais un simple écart entre la vision et la réalité, une occasion d’apprendre, de mieux appréhender une situation ou d’affiner une stratégie.

La créativité comme processus d’adaptation

Comme tout organisme vivant nous entretenons un lien mutuel entre nous et l’environnement. La perception de la réalité n’est pas un standard objectif, extérieur, absolu mais se fait par rapport à notre corps et ses contraintes[5], nos compétences, notre vécu et nos expériences passées. Ces expériences passées font grandir l’expertise d’un professionnel et permettra d’automatiser au maximum ce qui peut l’être.

Si nous prenons l’exemple de la conduite automobile, nos premières expériences de conduites ont été pénible, nous devions faire attention à tout (pédale d’accélérateur, frein, embrayage, boite de vitesse, volant, route, signalisation…), après quelques semaines de conduite la plupart des actions deviennent plus facile, et après quelques années nous conduisons sans trop nous préoccuper des actions que nous effectuons, juste en nous préoccupant de notre destination et de l’environnement.

Lorsqu’aucune contrainte nous ai opposé, nous n’avons aucune raison de changer nos compétences et nos représentations, aucune raison d’agir autrement. Mais lorsque nous sommes confrontés à un décalage trop grand entre la vision et la réalité, il nous faut nous adapter. Notre façon de percevoir comment nos actes modifient la réalité et d’accepter les liens qui nous unissent à notre environnement vont nous permettre d’être créatif et de nous adapter. Cette adaptation se passe avant tout en soi et se partage au monde.

Quand un jeu d’enfants se passe sans conséquence, il n’y a aucune raison de chercher un problème à une situation qui n’existe pas. Mais lorsque le jeu a pour conséquence qu’un ballon reste dans les branches d’un arbre alors commence à émerger les idées et les actions pour récupérer ce ballon. Cette émergence passe par la perception de la situation :

« Le ballon est inaccessible, nous sommes trop petits 

– si tu grimpes sur mes épaules cela ne suffira pas

– en plus tu n’as pas forcément la force de me porter

– il faudrait quelque chose de suffisamment grand pour nous aider à atteindre le ballon et de suffisamment léger

– je pourrais monter sur une chaise

– ce n’est pas suffisant

– nous pourrions prendre un manche un ballet pour déplacer le ballon

– etc. etc. »

C’est ainsi qu’une situation de tension devient générateur de créativité et d’apprentissage.

Auteurs

Florence Mourer

Remerciements

Bibliographie

[1] Peter Senge, La cinquième discipline, l’art et la mani-re des organisations qui apprennent, chapitre 2 – Acquérir la maîtrise personnelle (version française, 1991).

[2] Wach, M. & Hammer, B. La structure des valeurs est-elle universelle ? Genèse et validation du modèle compréhensif de Schwartz, L’Harmattan, 2003

[3] Christine Chataigné, Psychologie des valeurs, De Boeck, 2014

[4] Clin d’œil à Ellvy Bot’Ho

[5] Luyat Marion, Regia-Corte Tony, « Les affordances : de James Jerome Gibson aux formalisations récentes du concept », L’Année psychologique, 2009/2 (Vol. 109), p. 297-332. DOI : 10.4074/S000350330900205X. URL : https://www.cairn.info/revue-l-annee-psychologique1-2009-2-page-297.htm